13 janvier 2007

Condamné à devenir intelligent.

Michel Serres est interviewé dans le dernier numéro de la revue Medias (N°11, 2006) . Il enseigne l'histoire des sciences à l'université de Stanford. Ses propos interpellent, évidemment. Il rappelle que du temps des philosophes de l'antiquité, la tradition était orale. Socrate n'a jamais rien écrit. Il parlait. Le livre n'existait pas. On connaissait Homère par coeur.
Les citoyens de ce monde avaient de la mémoire. Depuis l'apparition du livre et ensuite de l'ordinateur, du réseau et des moteurs de recherche, la mémoire sort de nos corps. Nous l'avons 'out-sourcée'. Et, d'après Michel Serres, il y aurait une corrélation dans l'histoire des sciences entre l'apparition des support externes que permettait l'imprimerie et l'essor de l'inventivité.
"On a inventé la science moderne parce qu'on n'avait plus besoin de cette mémoire encombrante. Lorsque Montaigne dit: "je préfère une tête bien faite à une tête bien pleine", il dit qu'il a les livres et qu'il n'a plus besoin de les avoir dans sa mémoire. Il dit que la tête n'est plus pleine et que du coup, elle devient intelligente, elle peut inventer."
Je me souviens de mon grand-père paternel à qui nous avions offert une machine à calculer pour ses 70 ans. Il ne pouvait pas s'empêcher, quand il l'employait, de sortir un calepin et un crayon pour vérifier si c'était juste. Sa confiance dans les machines était réduite. Il faut dire qu'il était né au XIXème siècle. Aujourd'hui nous sommes devenus de grands adeptes des machines qui nous facilitent la vie. Google est devenu l'assistant qui nous dispense de fouiller les bibliothèques pour nos recherches heuristiques et autres indispensables à la rédaction de livres, d'articles, de blogs.

L'angoisse, aujourd'hui, c'est que tous ces services, toute cette histoire du monde rendue accessible, toute cette surinformation rend la mémoire de moins en moins nécessaire et l'intelligence, par contre, de plus en plus indispensable. Dans une société où l'intelligence se mesure en termes de points aux bulletins ou aux tests de QI et au nombre de diplômes, je conçois que cela en fasse flipper plus d'un.

Pour beaucoup de gens, il était bien plus facile et confortable de s'en remettre aux "autorités en la matière" afin de décider de ce qui était bon pour eux. Le notaire, le Maire, le curé, le docteur, le patron. Les détenteurs de pouvoir avaient le savoir. Ceux qui savaient, avaient l'habileté d'en tirer un pouvoir d'influence qu'ils exerçaient avec plaisir. Les autres s'y soumettaient. Ces autorités décidaient donc aussi de qui avait ou n'avait pas d'intelligence.

Mais aujourd'hui, les autorités sont challengées en permanence. Une information contredit l'autre. Ce qui est su n'est plus tu. Le savoir est à la disposition de tout le monde. On ne pourra plus en tirer aussi facilement du pouvoir. Même le pouvoir de la télévision est remis en cause.

Michel Serres souligne dans le même article que les autorités qui occupaient le plein écran ont du, petit à petit, le partager avec les journalistes. Leur impact sur les foules s'en trouvait réduit de moitié. Avec les talk-show, ils partagent maintenant cette moitié d' impact avec 5 ou 6 autres invités. Que leur reste-t-il ? Une concurrence déloyale dans la course au maximum de voix. Nicolas Hulot gagnerait 10% des voix en France alors que la chef de file des verts français ne récolterait que 1 ou 2%. Cette performance de Nicolas Hulot n'est certainement pas attribuable à ses accomplissements en tant que conseiller écologique du Président Chirac. Pour gagner des voix et avoir un mot à dire, l'animateur télé est mieux placé que les gens qu'il reçoit dans son émission.

Les penseurs et les politiques pensent toujours mais marquent de moins en moins les esprits. Et s'ils marquent, ils ont intérêt à bien le faire parce que le net permet à tout le monde de les remettre en question. Bref, que l'on soit du côté de l'émetteur d'une pensée ou du récepteur, nous sommes tous logés à la même enseigne: il nous faut devenir plus intelligent. Dans le sens latin du terme 'intelligere', qui signifie comprendre. L'intelligence c'est avant tout s'efforcer de comprendre. Le réseau et son côté im-media(t) nous impose en plus de comprendre l'émetteur autant que le récepteur. Le monde ne s'en portera pas plus mal.

Ce sera juste un peu plus complexe. Parce que le nombre de penseurs se multipliera et paradoxalement, nous pourrions nous retrouver un peu comme à Athènes, dans une société de plus en plus païenne et polythéiste, animée par de multiples courants de pensées. A cela, il conviendra d'ajouter que le net et la convergence entre réseau, télévisions et téléphonie (le triple-play) donnera définitivement la pré-éminence à l'image. Si l'image accapare toutes les attentions, le spectacle des affrontements entre courants de pensés pourrait vite prendre le dessus sur le fond du débat. Le risque est grand. Il y a déjà des citoyens de ce monde qui enfreigne la loi sous l'objectif de leur GSM pour diffuser ensuite leur audace sur You Tube. Il se donnent en spectacle. C'est tragique. D'autant que depuis la nuit des temps, le spectacle nécessite la tragédie, la vision du déchirement de l'autre. Le surcroît d'intelligence risque d'aller de pair avec un surcroît de connerie et de violences.
Bref, ce ne sera pas facile, demain, mais pas con, s'il vous plaît. S'il faut de l'image, créons et propageons celles qui permettent d'entrevoir un autre mode de relation aux faits, aux gens, à la vie. Nous en avons les moyens.

(c)Patrick Willemarck

Aucun commentaire:

Welcome on Patrick Willemarck's blog

I'm the founder of Dialog Solutions.
On this blog I want to share views and opinions about business and more specifically about Brands, Consumers, Marketing, market research, innovation, loyalty, etc., all those business aspects that are deeply affected by social media.
Every company shouldn't be present on every social media network. but every company is becoming porous to the outside world and has therefore to become both social and media.

Patrick